A l’AFP

Schoendoerffer « a comblé un vide de la mémoire nationale » sur l’Indochine

Par son travail, Pierre Schoendoerffer « a comblé un vide de la mémoire nationale » sur l’Indochine, conflit méconnu entre la fin de la Seconde Guerre mondiale et le début de celle d’Algérie, estime l’historienne Bénédicte Chéron qui a consacré une thèse au cinéaste disparu mercredi.

« Cinéaste et non historien, sa mémoire est forcément parcellaire, mais elle a contribué à l’édification d’un imaginaire national sur une période à la fois méconnue, s’agissant de l’Indochine, et difficile et traumatisante, quand on parle de la guerre d’Algérie », a-t-elle expliqué à l’AFP.

« Pierre Schoendoerffer s’est intéressé à la génération de jeunes militaires et officiers qui a traversé ces deux conflits et au destin de cette génération après les combats. Avec le +Crabe-tambour+, on a un héros qui a fait ces deux guerres et continue de vivre dans leur légende ».

Fidèle à l’armée, il est ainsi fidèle à cette institution qui lui a offert la porte d’entrée vers le cinéma, juge-t-elle. « Il lui en est resté reconnaissant, car c’est pour devenir cinéaste qu’il s’est engagé comme cameraman des Armées en Indochine ».

L’extrême-droite française a cherché à récupérer son travail mais il n’a jamais senti le besoin de s’en justifier : « Dans son public, il y a ce public là, d’anciens combattants ou d’anciens de l’Algérie, très marqués, toutes ces mémoires blessées de la décolonisation qui clivent le débat historique sur ces sujets à partir de 1962 ».

« Mais son oeuvre touche à l’universel dans la manière dont il représente la guerre, l’héroïsme guerrier et la tragédie de la guerre. Ce qui empêche de l’enfermer dans un carcan idéologique ou politique ».

« Il se sentait au-dessus de ce débat qui le fatiguait, mais sans rien renier: lui-aussi disait avoir souffert, au retour d’Indochine, d’avoir été traité de combattant de la sale guerre, surtout dans le milieu du cinéma où on le regardait d’un drôle d’air, le suspectant disait-il d’avoir été dans le mauvais camp ».

« Pour autant il ne fonctionnait pas comme un ancien combattant: son parcours artistique, littérature et cinéma, a sublimé cette expérience, l’a sortie du traumatisme de l’ancien combattant ».

« Son cinéma lui permettait d’exorciser Dien Bien Phu et ses quatre mois de captivité, la mort des amis sous ses yeux, les cadavres dans les fosses. Ce traumatisme initial explique en grande partie sa création : il a eu grand besoin de remettre de l’ordre dans le chaos de sa mémoire, de rendre hommage et de témoigner pour ceux qui sont morts et qu’il a vu mourir ».

« Quand il a pu retourner à Dien Bien Phu, il dit que sur ces collines il a pu ressentir la présence de tous ces morts, français et vietnamiens ».

Pendant les cinq années de recherches pour sa thèse, publiée aujourd’hui aux éditions du CNRS, Bénédicte Chéron, 32 ans a eu de fréquents contacts avec le cinéaste qui était venu à la Sorbonne pour assister à la soutenance.

« Il était touché, très étonné, lui l’ancien cancre, d’être ainsi consacré et que la jeune génération s’intéresse à lui ».

Anne Chaon

Avec Jean-Dominique Merchet, sur Secret défense

Source : http://www.marianne2.fr/blogsecretdefense

« Schoendoerffer a comblé des vides de la mémoire nationale »

Un entretien avec l’historienne Bénédicte Chéron, qui vient de lui consacrer un livre.

La jeune historienne Bénédicte Chéron a publié, fin février, un livre, tiré de sa thèse sur le cinéma de Pierre Schoendoerffer : « Pierre Schoendoerffer », CNRS Editions (292 pages, 27 euros). Chercheuse à l’Irsem, l’institut de recherches stratégiques de l’Ecole militaire, elle a bien voulu répondre à nos questions.

Qui était Schoendoerffer ? Un cinéaste ? Un romancier ? Un reporter ?Pierre Schoendoerffer est d’abord, me semble-t-il, un aventurier, au sens le plus noble du terme. Adolescent, il avait le goût du grand large, s’est embarqué sur un cargo pour voir le vaste monde. Mais il avait aussi, au fond de lui, ce besoin de créer quelque chose, d’inventer, de raconter, né à la lecture de Fortune Carrée de Joseph Kessel, sous l’Occupation. Humble, il ne pouvais s’imaginer écrivain. Il a alors décidé de faire du cinéma et est parti en Indochine, pendant la guerre, comme cameraman des armées. Il a donc été reporter, et a continué dans cette voix quelques années après la fin du conflit indochinois. Puis le cinéma, grâce à Joseph Kessel, l’a rattrapé et happé définitivement. Sa première grande œuvre personnel est La 317e Section (1964) et c’est grâce à elle qu’il devient aussi écrivain : le scénario ayant été d’abord refusé par le producteur Georges de Beauregard, il en fait un livre, sous le même titre. Pierre Schoendoerffer est donc bien reporter, romancier et cinéaste. Comme il aimait à dire, il était « esclave » quand il était reporter, « roi » lorsqu’il réalisait un film et « Dieu » quand il écrivait un roman : « Quand on écrit un roman, on est Dieu le Père, parce qu’on crée le destin, on dit : “Celui-là va aimer, celui-là ne pas aimer, ce sera elle qu’il aime”… Vous faites le destin, vous êtes Dieu. Quand vous faites un film, vous êtes roi, parce que le destin est déjà là : il y a un scénario et vous ne pouvez pas vous égarer. Mais vous avez quand même le pouvoir régalien de glorifier certains des personnages et de minimiser d’autres. Et quand vous êtes un documentariste vous êtes un humble esclave qui marche derrière et ramasse les traces qu’ils ont laissées derrière eux. J’aime bien être Dieu, j’aime bien être roi, et j’aime bien être esclave à l’occasion… » (entretien personnel avec Pierre Schoendoerffer, 26 février 2007). La spécificité de cette œuvre est de créer des aller-retour permanents entre ses reportages, ses films et ses romans : les personnages vont des uns aux autres ; interprétés par des acteurs fidèles (Jacques Perrin, Bruno Crémer…), ils deviennent des héros qui traversent le grand récit « schoendoerfferien ».

Que dit son oeuvre de l’histoire récente de notre pays ?

Son œuvre témoigne du chaos d’une période qui demeure un trou béant de la mémoire nationale. La guerre d’Algérie continue d’être une blessure ouverte, un sujet brûlant sur lequel les mémoires écorchées vives ne cessent de revenir et la commémoration, ces jours-ci, des 50 ans des Accords d’Evian témoigne encore de la difficulté à aborder ce sujet paisiblement même si les choses évoluent doucement. La guerre d’Indochine quant à elle est tombée dans les oubliettes de l’histoire, prise en étau entre les traumatismes de la Seconde Guerre mondiale et ceux de la guerre d’Algérie. Pierre Schoendoerffer, lui, tisse un fil, de la Libération en 1945 jusqu’à l’après-décolonisation. Il récapitule une période, une histoire. Il met de la continuité là où il y a eu rupture, il tente de réunir ce qui a été divisé. Il ne prétend pas tout dire, ni faire œuvre d’historien, mais bien témoigner par la fiction et la création, et rendre sa part de reconnaissance à une génération de militaires et de jeunes officiers prise dans le chaos de cette décolonisation, sur les épaules de qui ont pesé des choix politiques tragiques et définitifs. Il aussi perpétué la grande tradition du récit d’aventure et du lointain, très présente en France dans l’entre-deux guerres avec les romans de Pierre Benoît ou Joseph Peyré, et tombée en désuétude ensuite. Il a su faire vivre cette aventure au cinéma et Le Crabe-Tambour en est sans doute le meilleur exemple.

Quelle influence a-t-il eu sur l’imaginaire militaire ?

Pierre Schoendoerffer est un des rares auteurs et cinéastes à créer une œuvre cohérente, durable et de qualité dont les personnages sont systématiquement des militaires on d’anciens militaires, des aventuriers et des combattants. Plus spécialement, il met en scène des lieutenants et des capitaines. Il fait d’eux des héros, au sens antique et médiéval du terme. Des héros capables de souffrance et d’hésitations, des héros confrontés à des situations tragiques. Il permet donc à un imaginaire militaire d’émerger et de durer. Ses films ont incontestablement marqué des générations de jeunes hommes qui ont voulu devenir officiers à leur tour. Pour beaucoup d’entre eux, être lieutenant, c’est suivre le lieutenant Torrens de La 317e section. Pour les anciens combattants, l’œuvre de Pierre Schoendoerffer est un réconfort : il leur rend leur histoire et témoigne de ce qu’ils ont vécu. Parfois, les images de La 317e Section remplacent dans leur mémoire leurs propres souvenirs de la guerre d’Indochine, tellement leur force les rend véridiques. Certains d’entre eux n’ont pas été tendre avec le cinéaste au moment de la sortie de Dien Bien Phu (1992), s’estimant trahis par un film tourné avec les Vietnamiens, au Vietnam, et ne montrant pas suffisamment le contexte politique et stratégique de la bataille. Mais malgré ces anicroches, le lien est demeuré indéfectible avec celui qu’il considère comme l’un des leurs parce que lui aussi a connu la guerre, les blessures, les souffrances du combat, le risque de la mort et, après Dien Bien Phu, la captivité dans les camps viet-minh.

A qui peut on le comparer, en France et à l’étranger ?

Il est difficile de comparer Schoendoerffer à d’autres cinéastes français. Claude Bernard-Aubert a lui aussi réalisé des films sur la guerre d’Indochine(Patrouille de choc en 1957, Le Facteur s’en va-t-en guerre en 1966 et Charlie Bravo en 1980), après y avoir été reporter ; mais ces trois films ne sont pas entrés dans la postérité. Florent Emilio Siri, en réalisant L’Ennemi intime (2006) sur la guerre d’Algérie, a revendiqué l’héritage « schoendoerfferien » mais Pierre Schoendoerffer lui-même n’a rien dit de ce film et le spectateur n’y retrouve pas forcément de liens évidents avec son œuvre. En revanche, notamment au moment de la sortie de La 317e section, Pierre Schoendoerffer a beaucoup été comparé avec Samuel Fuller, Anthony Mann, et Raoul Walsh. Mais Pierre Schoendoerffer demeure relativement isolé dans le paysage du cinéma de guerre, essentiellement américain, friand de films à grand spectacle et effets spéciaux, même si dans Apocalypse Now on retrouve des traces du roman de Schoendoerffer, L’Adieu au roi.

Que restera- t-il de lui ?

Il laisse d’abord le témoignage de son propre parcours, et pour tous ceux qui l’ont connu, d’un homme d’une rare élégance morale, loyal, fidèle et soucieux de la vérité. Il a marqué le cinéma par sa manière de pratiquer son art, de fabriquer des films, avec l’humilité de l’artisan, réunissant autour des lui des hommes de qualité, comme Raoul Coutard (son chef-opérateur) Jacques Perrin, Jacques Dufilho, Bruno Crémer, Claude Rich…  Il a su transmettre par ses films ce que fut la période chaotique de la décolonisation, il a comblé, par la fiction donc sans prétendre à la vérité historique, des vides de la mémoire nationale. Ses films et ses livres, enfin, couronnés par de nombreux prix, permettront aux générations à venir de s’approprier cet imaginaire si riche et original.

Chez « Un autre jour est possible », sur France-Culture

Une histoire de la Guerre d’Algérie / Pierre Schoendoerffer

07.03.2012 – 06:00

Une histoire de la guerre d’Algérie 8/20
Par Benjamin Stora

Les visiteurs du matin
Ce matin, Bénédicte Chéron parle des guerres de décolonisation vues par Pierre Schoendorffer.

Pour réécouter : http://www.franceculture.fr

Avec Guerres et conflits

Source : http://guerres-et-conflits.over-blog.com

Question : Vous évoquez à plusieurs reprises dans votre livre une approche différente par Pierre Schoendoerffer des guerres d’Indochine et d’Algérie. Comment l’expliquez-vous et comment cela se manifeste-t-il à l’écran ?

Réponse : Pierre Scoendoerffer n’a pas la même connaissance des guerres d’Indochine et d’Algérie. Il a de la première une expérience personnelle et sensible, au moment où il passe de l’adolescence à l’âge d’homme. Il y devient adulte, y crée des liens indéfectibles avec d’autres, souvent plus âgés que lui, dans le contexte d’une guerre éprouvante, dure, dans un environnement lointain. Il y croise les corps blessés et les corps morts, il y connait la captivité. Il y forge son otuil et son métier en apprenant, comme caméraman des armées, à filmer, à cadrer, à réaliser une image utilisable et construite. Tout cela contribue à faire de ces quelques années une expérience fondatrice. Au moment de la guerre d’Algérie, il est déjà ailleurs. Il n’est plus militaire, mais journaliste. Il ne connait du terrain algérien que ce qu’il tourne pour un documentaire, pour Cinq colonnes à la une, sur le commando Georges. De ces expériences différentes ressortent des films différents. Ses oeuvres qui montrent la guerre d’Indochine sont particulièrement sensibles, voire sensuelles (au sens propre du terme), comme pour la 317e section : tous les sens du spectateur y sont mis en éveil par sa manière de filmer (en suivant la section dans l’ordre du scénario), par la combinaison des sons, des images, des musiques et des dialogues. Le spectateur ne sait que ce que savent les hommes de la section, c’est-à-dire peu de choses. Il ne peut que ressentir au travers des personnages ce qu’est cette guerre, avec d’autant plus d’intensité que l’équipe de tournage a vécu les conditions de vie de la section jusque dans les moindres détails. Lorsque l’Indochine ressurgit dans Le Crabe-Tambour, elle ne revêt pas la même dimension tragique, mais elle demeure ce lieu d’une expérience sensible, avant d’être rationnelle et réfléchie. L’Algérie apparaît différemment dans l’oeuvre de Pierre Schoendoerffer : dans les scènes de cette guerre, en particulier dans L’honneur d’un capitaine, on retrouve bien la « patte » du réalisateur, mais le propos est davantage didactique, ce qui lui fut d’ailleurs reproché.

Question : Comment situez-vous Pierre Schoendoerffer dans le monde cinématographique français ? Les relations qu’il a entretenu entretenir avec certains acteurs « fétiches » font-elles de lui un membre d’une « école » particulière ?

Réponse : Il est difficile de rattacher Pierre Schoendoerffer àune « école » particulière, d’abord parce qu’il est un des rares cinéastes français à occuper durablement ce champ thématique de la décolonisation, de la guerre et de l’aventure. Au moment de la sortie de la 317e section, certains ont voulu voir dans ce film une forme de « cinéma-vérité », très en vogue à l’époque. Les liens qui unissent Pierre Schoendoerffer et Raoul Coutard, son chef-opérateur, très présent dans les mêmes années auprès des réalisateurs de la Nouvelle Vague, pourrait aussi induire le spectateur en erreur. Car Pierre Schoendoerffer ne fait pas du « cinéma-vérité » au sens où on l’entend en général : il ne laisse que peu de place à la spontanéité lors du tournage, il dirige ses acteurs en fonction d’un scénario scrupuleusement écrit et travaillé, qu’il ne fait qu’adapter à des conditions de tournage parfois hors du commun. Il utilise, comme Raoul Coutard, les mots de l’artisan pour décrire sa manière de travailler. On découvre au fil du temps de affinités particulières entre le duo « Schoendoerffer / Coutard » et Jacques Perrin, Bruno Crémer, Jacques Dufilho ou Claude Rich. Non pas des affinités idéologiques, mais des attachements communs à certains repères et certains principes dans la manière de travailler, une fidélité sans flagornerie qui n’est pas si courante dans le petit monde du cinéma, un même effacement des ego devant l’histoire à raconter à un public.

Question : Pensez-vous qu’il y a, au sein de l’institution militaire par rapport au reste de la société, une compréhension ou une approche différente des films de Pierre Schoendoerffer ?

Réponse : Le livre ne prend pas directement en compte cette approche : les seuls militaires rencontrés ont été des anciens combattants d’Indochine, pour lesquels la 317e section demeure un film-choc, même quand leurs souvenirs précis sont estompés. Les images de la 317e section se sont parfois substituées dans leur mémoire à leurs propres souvenirs. Certains ont vécu une guerre d’Indochine très différente, mais ils commencent généralement toujours par évoquer un sentiment d’identification très fort au lieutenant Torrens et à l’adjudant Willsdorff. Pour ce qui est des militaires d’active, ma réponse ne peut être fondée que sur des impressions au fil de conversations informelles,en général avec des officiers et quelques sous-officiers. Tous connaissent Pierre Schoendoerffer et au moins un ou deux de ses films. Tous font l’éloge de cette oeuvre. Je pense qu’ils y trouvent une reconnaissance de leur engagement, qu’ils estiment (à tort ou à raison) insuffisamment valorisé. Enfin, le goût des militaires pour cette oeuvre ne doit pas faire oublier que Pierre Schoendoerffer a su trouver de nombreux spectateurs au-delà de leurs rangs. Lorsqu’ils sont projetés, ses films suscitent à chaque fois l’émergence de publics variés et de tous horizons, comme en a témoigné par exemple la rétrospective qui lui a été consacrée à la Cinémathèque française en 2007.

Bénédicte Chéron, merci beaucoup pour nous avoir consacré un peu de temps, et bonne chance pour ce beau livre.

Voir aussi la critique de l’ouvrage : https://schoendoerffer.wordpress.com/2012/02/23/sur-guerres-et-conflits/